par Philippe Koch, membre du comité d’actif-trafiC et enseignant en urbanisme à la HES de Zurich
Zurich, comme tant d’autres villes, ne dispose pas d’assez de logements à prix abordables. Rien de bien nouveau à cela. Les crises du logement font partie de la ville capitaliste comme le mal de tête après un botellón. Mais la fragilité de l’alliance entre les associations environnementalistes et de défense du logement, elle, est nouvelle.
Jetons un regard en arrière : les années 1980 sont tant l’époque d’une spéculation effrénée que de la résistance à cette spéculation et des expériences avec des modes de vie alternatives. A la fin des années 1980 les activistes s’opposent aux spéculateurs. Dès mars 1989 se déroulent plusieurs fois par mois des manifestations. Pendant la belle saison les manifestations à vélo étaient monnaie courante. La lutte pour le logement et l’engagement pour une ville conviviale allaient main dans la main. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi.
Ne sacrifions pas la ville sur l’autel de la voiture
Il y a quelques années de cela la gauche accueillait positivement les mesures de politique des transports telles que la réduction de voies pour les voitures, la limitation des vitesses ou l’amélioration des infrastructures pour les piéton-ne-s et les cyclistes. La ville ne devait pas être sacrifiée à la bagnole. Les infrastructures de transport qui fracturent les villes devaient être réaménagées pour s’insérer dans le quartier. Tout le monde s’accordait sur le fait qu’il fallait protéger les habitant-e-s du bruit, des gaz d’échappement et de la présence physique du trafic motorisé. L‘engagement a souvent payé, l’espace urbain est devenu en maints endroits moins nocif qu’il y a vingt ans : moins de bruit, d’odeurs nauséabondes et d’accidents.
Mais la gauche a de plus en plus tendance à questionner cette évolution (positive). Les pistes cyclable, les potagers urbains, les places libérées des voitures, des aménagements de qualité sont perçus comme une revalorisation nocive des espaces publics urbain. La meilleure qualité des espaces urbains induirait une demande accrue de logement dans ces régions. Les propriétaires fonciers essaieraient d’en tirer profit en assainissant leurs immeubles avant d’augmenter les loyers. Les personnes à revenu modeste ne pourraient plus se permettre les nouveaux loyers et seraient « chassées » par des personnes disposant d’un revenu plus aisé. Ce processus s’appelle gentrification et ne concerne pas que Zurich, mais de nombreuses dans le monde entier.
Empêcher la gentrification...
L‘organisation Causa Justa/Just Cause dans la région de San Francisco reprend cette argumentation dans son combat pour le logement bon marché (cf. illustration). Le hipster à vélo (avec un tatouage « Bike Life » gravé sur ses doigts) vend sa maison à un spéculateur, qui s’est mis toute l’élite politique dans sa poche. La conséquence de cette affaire conclue entre l’investisseur et le cycliste est l’expulsion des habitant-e-s.
En ville de Zurich, nombre de personnes se demandent suite au réaménagement de plusieurs routes après la fermeture d’un tunnel, s’il est légitime de valoriser des espaces routiers s’il s’ensuit une exclusion sociale. Les cercles qui veulent trouver une solution à la crise du logement uniquement par des mécanismes de marché approuvent ces mesures. On devrait pouvoir construire des appartements peu attrayants, donc bruyants, de petites chambres, des cours étroites et peu de soleil afin d’étendre le parc de logements bon marché. Faudrait-il abandonner la lutte pour une meilleure qualité de vie en ville pour créer davantage de logements ?
...par une dévalorisation ciblée?
Il faut réfuter cette argumentation avec la dernière force. La dévalorisation d’espaces urbains ou la promotion ciblée de logements dans une atmosphère viciée sont des outils cyniques pour promouvoir du logement bon marché. En outre, ils n’atteignent pas leur objectif. La vision politique consiste à rendre la ville accessibles à toutes et à tous. Pour cela il faut des appartements de qualité et abordables ainsi que des espaces publics conviviaux. En effet, les loyers bon marché ne sont pas synonymes de coûts du logement bas. Les loyers bon marché se paient au prix fort : bruit, gaz d’échappement, odeurs nauséabondes, mobilité restreinte pour les piéton-ne-s. Les coûts pour les habitant-e-s sont donc bien plus élevés que les simples coûts de logement purement monétaires ne le laisseraient supposer.
Les arguments de la gauche contre les mesures de pacification du transport ne résistent pas à un examen sérieux. Certes, les prix du terrain augmentent suite à des mesures de revalorisation. Les propriétaires fonciers peuvent réaliser de bons bénéfices également dans des zones résidentielles sinistrées. Les investissements courants sont faibles et les immeubles trouvent toujours des locataires preneurs après la période d’amortissement.
Trouver des solutions par la politique du logement et non des transports
La dévalorisation délibérée, même rampante, de l’espace urbain ne produit que des perdant-e-s. Le niveau des loyers augmentera certes un peu plus lentement, mais la qualité de vie diminuera et l’espace urbain deviendra moins accessible. En d’autres le loyer « réel » augmentera plus rapidement que le nominal. Comment réagir face à ce dilemme ? La valeur utile du logement doit servir de ligne de conduite de la politique au lieu de la valeur d’échange des bâtiments. Cela est seulement possible si le sol et l’offre de logements sont soustraits au marché lucratif (dominée par le profit). La stratégie de logement de la ville de Zurich consiste depuis des décennies à d’une part soutenir des promoteurs d’utilité publique et qui offrent des loyers permettant juste de couvrir les dépenses, et d’autre part, de construire elle-même des logements accessibles à des prix en dessous du prix du marché. Cette politique a eu du succès. Mais l’avenir est moins rose ; la ville ne possède presque plus de terrains non construits et les rénovations du parc entrainent toujours des hausses de loyer, indépendamment du fait que les appartements en question doivent rapporter ou non du profit. Dès lors la compensation de la plus-value est un instrument important pour préserver et étendre le parc de logements bon marché. Il ne s’agit pas seulement de prélever la plus-value créée par la modification de l’affectation, mais aussi celle obtenue par des mesures publiques telle que modération du trafic, amélioration des espaces publics, création de parcs, etc.
Illustration : Flyer contre la gentrification de Causa Justa